XI
ATTAQUE AU POINT DU JOUR
Tout au long du jour suivant, la progression cauchemardesque à travers les marais se poursuivit sous un soleil impitoyable, qui ajoutait encore à leurs souffrances. Pousser leurs canots à l’aide de perches, ou patauger dans les hauts-fonds pour les arracher à la vase collante, cela leur était à présent indifférent. Ils avaient perdu toute notion du temps, et du nombre incalculable de fois où il leur avait fallu descendre de leurs embarcations ou y remonter. Leurs corps et leurs vêtements déchirés étaient raides de boue, et leurs visages ridés par la fatigue et l’effort.
Ils avaient fini par atteindre une zone plus dégagée ; là, aucun courant ne venait troubler la surface des eaux, recouverte d’une épaisse couche de limon verdâtre, d’où les joncs émergeaient par touffes isolées, telles d’étranges créatures venues d’un autre monde.
Avant le coucher du soleil, il leur fallut haler les embarcations sur les rives d’un îlot de sable fin à demi submergé ; durant la manœuvre, un des hommes lâcha prise et s’affala, hurlant et se débattant. Son corps était si bien recouvert de boue et de limon qu’il fut tout d’abord difficile de comprendre ce qui s’était passé. Alors que les autres s’attroupaient, inquiets, autour du bateau, Bolitho et Allday hissèrent à bord le malheureux qui continuait à se tordre de douleur. Il avait une petite mais profonde blessure à l’aine, que Bolitho nettoya à l’aide d’une chemise trempée d’eau fraîche. A en juger par les marques dans sa peau, il avait dû marcher sur une sorte de serpent. Pendant qu’Allday restait avec le blessé, Bolitho ordonna aux autres de reprendre les remorques ; il savait qu’il était déjà trop tard pour enrayer les effets du venin, et mieux valait occuper ses hommes que de les laisser contempler, immobiles, la triste fin de leur camarade.
Ses cris terrifiants les accompagnèrent tandis qu’ils reprenaient leur difficile progression à travers le marais. Bolitho avait surpris les regards que les autres matelots jetaient au malheureux ; leurs yeux cerclés de rouge, brillant à travers la crasse de leurs visages mangés par la barbe, leur donnaient une expression plus haineuse qu’apitoyée.
Dieu merci, le poison acheva son œuvre en un peu moins d’une heure, et le corps sans vie fut poussé par-dessus bord, macabre avertissement pour ceux qui les suivaient de près.
La plupart des hommes ne pouvaient plus supporter leur portion de bœuf salé et de biscuits durcis, et ne vivaient plus que de la maigre ration d’eau tirée des tonnelets. Bolitho les observait durant leurs brèves haltes, conscient de leurs gestes fébriles et de leurs visages aux yeux hagards. Ils regardaient le moindre quart d’eau avec des expressions tenant plus de l’animal que de l’être humain.
Ils avaient malgré tout réussi à poursuivre leur chemin. Bolitho savait que leur soumission s’était changée en haine à son égard, au point qu’il aurait suffi d’un rien pour transformer la mission en mutinerie sanglante.
Durant la nuit, il laissa tous les hommes dormir, assurant la veille à tour de rôle avec Allday et Shambler. Mais dans le second bateau, la vigilance ne fut pas suffisante, ou peut-être le lieutenant Lang avait-il surestimé sa propre capacité à garder le contrôle de ses hommes.
Bolitho sortit péniblement d’un sommeil agité ; Allday le secoua par l’épaule et il sentit en même temps le contact froid du métal dans sa main quand le patron d’embarcation y glissa un pistolet.
— Que se passe-t-il ?
L’espace d’un instant, il se demanda s’il n’avait pas dormi trop longtemps, mais en se redressant au-dessus du plat-bord, il ne vit qu’une pâle lueur à l’est. Les hommes autour de lui dormaient encore, entassés tel un amas de statues jetées à bas.
— M. Lang vous fait dire que de l’eau a été volée dans son bateau, commandant ! La nouvelle risque de provoquer la colère de l’équipage quand il l’apprendra en se réveillant.
Bolitho se mit sur ses pieds en titubant.
— Tenez, gardez le pistolet.
Il enjamba le plat-bord et sentit la froide étreinte de la vase autour de ses jambes, ses pieds s’enfonçant à chaque pas qu’il faisait vers l’autre bateau.
Lang l’attendait, le visage crispé, fronçant les sourcils.
— Est-ce grave ?
— Il en reste à peine une goutte, commandant. Je n’ai plus qu’un tonnelet pour le reste du voyage et le trajet du retour.
Une voix s’éleva sur le marais depuis un autre canot :
— C’est l’heure du branle-bas, commandant !
Bolitho se hissa à bord.
— Rejoignez M. Quince et avertissez-le immédiatement, puis faites passer l’information à M. Carlyon.
Il saisit le lieutenant par le revers de sa veste.
— Et sans pistolet, compris ?
Les hommes du canot émergeaient péniblement et fixaient Bolitho sans comprendre. Puis ils s’épièrent du regard quand il annonça :
— Pendant la nuit, quelqu’un à bord de ce bateau a ouvert le tonnelet, s’est abondamment servi, et dans sa hâte a laissé ce qui restait se répandre dans les fonds.
D’un geste il leur montra l’eau qui luisait à leurs pieds au milieu de la vase et de la boue séchées qui souillaient l’embarcation.
— Je pense que vous comprenez tous ce que cela signifie ! ajouta-t-il lentement.
Quelqu’un à l’avant cria :
— C’est sûrement M. Lang qui a fait ça, les gars, c’est lui qui montait la garde !
Un grondement lui répondit.
— Les officiers se sont servis eux-mêmes ! insistait l’homme.
Bolitho restait immobile à l’arrière, les mains sur les hanches. Il mesurait leur angoisse soudaine et leur désarroi, ainsi que le fait qu’il était seul et sans arme. Mais plus encore que tout cela, il éprouvait une sorte de honte, comme s’il était vraiment responsable de cette affaire.
— C’est faux, dit-il d’une voix calme, mais je ne suis pas venu pour discuter ni apporter la preuve de ce que j’avance. Vous vous êtes très bien comportés jusqu’à présent, au-delà même de ce qu’on pouvait espérer. Vous avez déjà réussi ce que certains pensaient impossible à faire, et si nécessaire vous feriez mieux encore, même s’il ne restait plus d’eau et que je devais vous pousser à mains nues !
Un rayon du soleil matinal tomba sur les armes empilées, et il en vit plus d’un y jeter un regard significatif.
Il brisa le silence :
— Si vous pensez que vous aurez moins soif en me tuant, alors allez-y ! Dans le cas contraire, j’ai l’intention de relever les grappins et de poursuivre.
La voix cria :
— Ne l’écoutez pas, les gars ! Il essaie de protéger son lieutenant !
Bolitho descendit et se dirigea lentement vers les hommes les plus proches. Un peu plus loin sur le marais, il pouvait voir les autres qui observaient la scène en silence. Allday, un pied sur le plat-bord, semblait prêt à se précipiter à l’aide de son commandant, à lui faire au besoin un rempart de son corps. Il arriverait de toute façon trop tard. Avant même qu’il puisse atteindre le bordé du bateau, n’importe qui pourrait s’emparer d’un poignard et le tuer.
— J’ai plusieurs fois observé que celui qui criait le plus fort était aussi le plus coupable, dit-il d’une voix posée.
Il s’arrêta sur un banc de nage, laissant dans son dos plus de six hommes, et toisa le matelot à la carrure imposante qui se trouvait à ses pieds.
— Hier, j’ai dû utiliser de l’eau potable pour nettoyer la blessure d’un homme et essayer de trouver l’endroit où le serpent l’avait mordu.
On aurait entendu voler une mouche et ceux qui étaient près de lui le dévisageaient comme s’il était devenu fou.
— Je ne connaissais même pas cet homme, poursuivit-il du même ton tranquille ; pas plus que la plupart d’entre vous. Mais il avait agi de son mieux, il avait fait son devoir.
Il sentait la chaleur timide du soleil sur sa joue, et son cœur cognait violemment dans sa poitrine pendant qu’il fixait l’homme à ses pieds. S’il commettait une erreur, il était perdu. Pis, il y aurait un inutile et sanglant massacre, sans vainqueurs au bout du compte, simplement des épaves à la dérive, folles de soif et condamnées à errer dans le marais jusqu’à ce qu’elles succombent à leur tour ou s’entre-tuent.
— Quand j’ai nettoyé la plaie de cet homme, reprit-il, sa peau était toute blanche sous la croûte de boue dont il s’était recouvert dans ses efforts pour nous aider, vous et moi, à parvenir à notre but.
D’un geste vif, il agrippa l’homme par les cheveux avant qu’il ne puisse s’échapper.
— Regardez sa poitrine ! Regardez où l’eau, votre eau, a coulé pendant qu’il buvait tout son soûl et gaspillait ce qui restait !
— C’est faux, les gars ! Ne l’écoutez pas ! cria l’homme d’une voix rauque.
Bolitho lui lâcha les cheveux :
— Debout, ouvre ta chemise.
— Faudra d’abord me passer sur le corps !
Le marin se recula contre le bordé en montrant les dents.
— Je ne pense pas. Tu as une minute ! ajouta Bolitho en se dirigeant vers l’arrière.
L’homme se tourna vers ses compagnons.
— Qu’est-ce que vous en dites, hein ? On en finit avec ces salopards ?
Un marin de frêle apparence, au visage barré d’une profonde cicatrice, prit la parole :
— Fais ce qu’il dit, Harry ! Tu n’as rien à craindre si t’as raison !
— Sale bâtard ! fit l’accusé en jetant des regards furieux alentour. Bande de couards ! Eh bien oui, j’ai volé de l’eau ! ajouta-t-il en déchirant sa chemise.
Sa gourde se balançait bien en vue sur sa poitrine, son cou luisait encore d’humidité sous le soleil. Les marins qui assistaient à la scène poussèrent une sorte de grand soupir, mais personne ne broncha. Tous les regards étaient braqués sur la gourde ; c’était une horrible découverte qu’ils faisaient là, médusés, sans comprendre encore.
— Allez chercher M. Lang, ordonna Bolitho d’une voix posée. Cet homme sera ramené au navire et jugé pour son crime.
Du coin de l’œil, il vit un marin escalader le bordé et se diriger vers les autres canots. La tension retombait, faisant place à une vague de fureur.
— Qu’on pende ce chien !
Quelques-uns semblaient chercher des yeux un arbre.
— Coupez-lui le sifflet, à ce sale voleur !
Bolitho, se laissant glisser du plat-bord, faisait signe à Lang d’approcher lorsqu’il entendit un cri d’alarme en même temps qu’un cliquetis de métal. Il se retourna et vit le coupable juste au-dessus de lui, debout sur le bordé, un couteau pointé en direction de sa tête.
— A nous deux, commandant ! Vous m’avez eu, alors chacun son tour…
Il n’alla pas plus loin : il y eut un choc sourd et, son expression passant de la haine à l’étonnement, il tomba la tête la première dans la vase au pied du bateau. Entre ses omoplates était fiché un poignard à manche d’os.
Le marin balafré, appuyé contre le plat-bord, restait les yeux rivés sur le cadavre tandis que le sang dessinait des arabesques dans la vase.
— Non, Harry. Tu as déjà eu ton tour !
Lang fixa les visages navrés et murmura :
— Je suis désolé, monsieur, tout cela est de ma faute. J’ai dû m’endormir. Cela ne se reproduira plus, ajouta-t-il en baissant la tête.
Bolitho jeta un regard vers le canot voisin et vit Allday glisser un pistolet sous sa chemise. Il s’était préparé à toute éventualité, mais à cette distance, il aurait été fort improbable qu’il réussisse à lui sauver la vie.
— Je suis sûr que cela ne se reproduira pas, dit-il sèchement. Car si tel devait être le cas, je veillerais personnellement à ce que vous soyez traduit en cour martiale ! Otez ce couteau du cadavre et mettez-vous en route ! ajouta-t-il en s’éloignant.
Allday s’avança à sa rencontre et l’aida à remonter dans son bateau.
— Par Dieu, commandant, vous avez pris un fameux risque !
Bolitho s’assit et essaya de se débarrasser de la boue qui lui couvrait les jambes.
— Je devais en avoir le cœur net. Il n’est pas besoin que ces hommes m’apprécient, mais ils doivent me faire confiance.
Il aperçut le visage inquiet de Pascœ.
— Et je dois pouvoir leur faire confiance. Je pense que nous avons tous reçu une leçon ce matin. Espérons qu’il nous reste encore le temps d’en profiter.
Il se leva et considéra tranquillement le bateau.
— Établissez à nouveau les remorques, monsieur Shambler ; il y a encore du chemin à faire.
Il les regarda sortir de l’embarcation, méconnaissables sous la boue durcie qui les recouvrait, leurs yeux fixant un hypothétique point situé derrière le marécage, au-delà du rideau de roseaux.
Avec lassitude, il les suivit et prit sa place à la tête de la remorque. Allday avait raison, son geste était une folie. La plupart des commandants auraient jeté l’homme aux fers et l’auraient fait fouetter à mort en dépit de la situation ; et cela moins pour le châtier d’avoir volé de l’eau à ses compagnons de gamelle que pour faire un exemple et prévenir d’autres insolences.
Il y eut du mou dans la ligne, et il faillit tomber la tête la première. Se retournant, il vit que les hommes tiraient si fort que l’embarcation filait littéralement à la surface du marais, séparant de son étrave les roseaux et l’écume, comme si elle eût été manipulée par d’invisibles mains.
Un marin à ses côtés haleta, entre deux tractions :
— Nous y arriverons, commandant ! Vous faites pas de souci !
Bolitho approuva de la tête et tourna ses regards vers les roseaux qui ondoyaient devant lui. Ondoyaient-ils vraiment ? Il se frotta les yeux de la main avec énergie pour s’éclaircir la vue, mais lorsqu’il regarda à nouveau c’était le même brouillard.
Allday, qui menait l’autre ligne, lui jeta un regard furtif et soupira. Il avait perçu cette surprise dans les yeux de Bolitho, cette émotion soudaine qui l’étreignit quand il se rendit compte que les hommes se donnaient plus que jamais, non pas pour une cause quelconque, mais pour lui seul. Allday savait depuis longtemps que la plupart des marins feraient n’importe quoi pour un officier qui les traitait avec justice et humanité. Que Bolitho n’en eût pas conscience était étrange – lui plus que tout autre, issu du rang, eût dû le savoir.
Au début de l’après-midi, Bolitho ordonna une pause. Harassés, les hommes se hissèrent à bord des canots.
Bolitho, révolté, observait le spectacle qu’offrait chacune des embarcations. Les marins étaient totalement à bout ; leur regard vide ne se fixait même plus sur ceux qui préparaient les barriques afin de leur distribuer leur ration d’eau. La plupart étaient assis sur les bancs de nage, tête baissée ; inconscients même des mouches bourdonnantes qui exploraient leurs yeux et leurs lèvres craquelées, ils n’attendaient, comme des mules bornées, que le prochain ordre.
Il fit signe à Pascœ :
— Allez, petit, c’est le moment.
Son ton était confiant et il vit le visage du garçon s’illuminer d’une volonté soudaine.
— Grimpe sur l’aviron et regarde tout autour, poursuivit-il. Prends ton temps, et ne montre aucune déception si tu ne vois rien.
Il posa la main sur l’épaule du garçon.
— Souviens-toi, ils auront tous les yeux fixés sur toi !
Il se cala à nouveau le dos contre la barre tandis que Pascœ avançait parmi les visages inexpressifs, la tête inclinée en arrière pour contempler l’aviron attaché droit, à la proue. Il grimpa à cette perche improvisée, son corps se détachant contre le bleu délavé du ciel, et tourna lentement la tête pour porter son regard vers le lointain.
— A Dieu plaise qu’il y ait quelque chose à voir ! murmura Allday.
Bolitho ne bougeait pas, comme si en distrayant le garçon il eût pu détruire leur dernière chance d’en réchapper.
— Rien devant, commandant !
Quelques hommes s’étaient levés et, les bras ballants sur le côté comme des prisonniers condamnés à mort, observaient la fine silhouette du gamin.
— Sur bâbord, commandant !
Pascœ glissa, puis serra les jambes plus fermement autour de l’aviron poli.
— Une colline ! A environ deux milles d’ici !
Bolitho baissa les yeux sur le compas, osant à peine regarder. Sur bâbord avant ! Sensiblement au nord-ouest de l’endroit où ils se trouvaient.
— Est-elle en pointe, avec une arête le long d’un bord ? cria-t-il.
— Oui, commandant – la voix du garçon se fit soudain assurée. Oui, cela se voit très bien.
Bolitho eut un regard pour Allday et ferma sa boussole avec un bruit sec.
— Alors nous sommes arrivés.
Pascœ se laissa glisser le long de l’aviron et avança, d’un pas hésitant, parmi les marins qui l’acclamaient d’une voix rauque, donnant de grandes claques sur ses épaules maigres et criant son nom quand il passait, comme si c’était lui seul qui les avait sauvés du désastre. Quand il atteignit la poupe, il demanda, hagard :
— Ça ira, commandant ?
Bolitho l’étudia gravement :
— Oui, monsieur Pascœ.
Il vit le plaisir illuminer le visage crasseux du garçon.
— Oui, certainement !
Se frayant un chemin à l’aveuglette, Bolitho se hissa lentement sur le sommet plat d’un roc et se mit debout, reprenant son souffle, à l’écoute du moindre bruit. Au-dessus de lui, le ciel et son plafond infini d’étoiles était déjà beaucoup plus clair ; se tournant légèrement face à la brise légère, il imagina qu’il pouvait sentir les effluves de l’aube. Il faisait très froid : à travers sa chemise ouverte, sa peau était moite et glacée.
Il étudiait les reliefs ondulants qui soulignaient l’horizon, trouvant le temps de s’étonner que toute sa petite troupe ait survécu pour contempler elle aussi ce spectacle. C’était exactement comme s’il était arrivé ici seul et sans aide, comme s’il était l’unique homme vivant dans ce lieu oublié. Pourtant, derrière lui, au pied du versant escarpé, les autres étaient déjà éveillés et se préparaient au départ, cherchant leurs armes à tâtons, déjà prêts à agir, quelque dérisoires que fussent leurs chances, quelque vaine que fût l’action à accomplir.
Bolitho étira ses bras et sentit ses muscles protester contre ce mouvement brusque. Il pouvait se rappeler sans effort ces mêmes hommes, quand, la veille au soir, avançant dans l’ombre, ils avaient émergé du marais. Crasseux, proches de l’évanouissement, leurs yeux brillant d’une sorte de gratitude rien qu’à fouler à nouveau le sol ferme. Beaucoup n’avaient pas posé le pied à terre depuis des mois, et après cette terrifiante traversée des marécages, ils étaient presque incapables de se tenir debout : titubant, comme ivres, ils avançaient en se soutenant les uns les autres. Il se mordit la lèvre, inquiet, songeant au peu de temps dont il disposait. Peut-être ces hommes étaient-ils trop harassés, trop abrutis par l’effort, incapables de réaliser la tâche pour laquelle ils étaient venus si loin. Ou peut-être Pelham-Martin avait-il changé d’avis et ne lancerait pas l’attaque convenue.
Il se secoua presque brutalement pour chasser les doutes qui le harcelaient, et redescendit la pente au bas de laquelle le lieutenant Lang l’attendait.
— Tous les hommes ont eu leur repas, commandant. Je leur ai donné double ration d’eau, comme vous l’aviez ordonné.
Bolitho hocha la tête.
— Bien. Personne ne pourrait attendre d’eux qu’ils fassent le trajet de retour à travers ces marais ; il est bon qu’ils se battent l’estomac plein.
Lang ne répondit rien, et Bolitho imagina qu’il envisageait l’autre éventualité. Que privés désormais de nourriture, les hommes devraient se battre et l’emporter. Ou se rendre.
Bolitho ne tenait pas en place.
— M. Quince devrait être de retour, à l’heure qu’il est. Nous allons devoir partir si nous voulons prendre position.
Lang haussa les épaules.
— Drôle d’imaginer que la mer est juste au-delà de ces collines, commandant. Cet endroit semble si sauvage.
Une voix rauque cria :
— Voilà M. Quince, commandant !
La silhouette élancée du lieutenant surgit des ténèbres comme un spectre, sa chemise en loques volant au vent tandis qu’il dévalait le coteau à longues enjambées, accompagné des trois marins qu’il avait pris comme éclaireurs pour prospecter le terrain.
— Alors ?
Bolitho pouvait à peine masquer l’anxiété de sa voix. Quince porta une flasque à ses lèvres et but goulûment ; des filets d’eau giclaient sur sa poitrine sans qu’il y prît garde.
— C’est exactement comme vous le pensiez, commandant. Les canons sont postés sur le promontoire, là-bas…
Il éructa bruyamment.
— C’est comme une selle incurvée entre ces deux collines bossues : pas étonnant que la batterie ne soit pas visible de la mer.
Bolitho trembla légèrement.
— Combien ?
Quince se frotta le menton.
— Sept ou huit pièces de campagne, commandant. Il y a des sentinelles sur le promontoire, et une autre escouade plus importante sur notre droite. Une sorte de piste longe la baie jusqu’à la ville, et nous avons aperçu une lanterne sur sa partie la plus étroite.
— Je vois.
Bolitho sentait l’excitation l’envahir.
— Et pas de sentinelle entre ces deux postes ?
— Aucune.
Quince était catégorique.
— Et pourquoi devrait-il y en avoir ? Avec le marais dans leur dos et la baie devant eux, ils doivent se sentir parfaitement tranquilles.
— Alors, nous levons le camp.
Bolitho prenait déjà le chemin de la descente, mais il s’arrêta lorsque Quince ajouta :
— Les Grenouilles se sentent si bien en sécurité qu’ils ne s’embarrassent même pas à se cacher, commandant. Il y a quelques tentes près des pièces, mais je pense que le gros des artilleurs est stationné en ville. Après tout, il faudra plusieurs heures à nos navires pour prendre position s’ils se risquent à une nouvelle attaque. Les Français ont tout le temps qu’ils veulent.
Parvenu à hauteur de Bolitho, il précisa :
— Cela prouve que Las Mercedes est entre les mains ennemies.
— Heureusement ce n’est pas notre souci. Ce sont les navires !
Quince gloussa.
— Nous leur offrirons quelque chose qu’ils pourront ruminer à loisir. Un bon assaut devrait suffire. Ensuite, les canons jetés du haut des falaises, nous pourrons nous retirer vers le marais et attendre que l’escadre vienne nous y chercher.
Bolitho ne répondit pas, concentré qu’il était sur l’effort à fournir pour distinguer ses hommes dans l’obscurité. Les paroles de Quince lui donnaient matière à réfléchir. Les Français étaient sûrs d’eux, et même sans l’appui de la batterie sur la falaise ils pouvaient infliger de sérieux dommages à l’escadre d’attaque. Et cette attaque n’était pas la pièce manquante du puzzle. Aucun des navires français n’arborait le pavillon de commandement de Lequiller. Il était toujours en action quelque part, libre et sans entrave, alors que le frêle escadron de Pelham-Martin s’amenuisait toujours plus.
Il rejoignit les silhouettes sombres au pied de la pente et admira le changement qui s’était opéré parmi ses hommes. Même sous ce faible éclairage, il voyait avec quelle assurance ils attendaient près de leurs fusils, leurs pâles visages formant tache sur la végétation touffue qui masquait la frontière du marais.
Fox, le second maître canonnier, esquissa un salut.
— Tous chargés, commandant. J’ai vérifié moi-même chaque fusil.
— Écoutez-moi ! annonça Bolitho. Nous allons grimper à flanc de colline en trois groupes distincts. Gardez vos distances, et prenez garde à ne pas glisser. Si un seul homme perd son fusil par accident, nous sommes tous perdus. Nous devons atteindre le plateau, avant l’aube, sans être repérés.
Il ajouta d’une voix posée :
— La baie se trouve là-bas derrière. Et au pied des falaises reposent les restes de l’Abdiel et de toute la compagnie embarquée. Souvenez-vous de son sort lorsque l’heure viendra, et faites de votre mieux.
Il attira les lieutenants à l’écart.
— M. Quince, vous occuperez le promontoire pendant que je m’emparerai des canons. M. Lang couvrira la piste qui mène à la ville et empêchera que quiconque entre ou sorte de la zone.
— Et les aspirants, commandant ? demanda Lang.
— Ils assureront la liaison entre nous.
Il scruta chacun tour à tour.
— Si je devais tomber, ce serait le devoir de M. Quince d’achever la tâche. Si nous devions tous deux être tués, alors ce serait le vôtre, monsieur Lang.
Allday sortit de l’ombre :
— Paré, commandant.
— Bien, messieurs. Je pense que nous avons perdu assez de temps en parlotes.
Quince s’assura de la présence de ses pistolets dans sa ceinture et murmura :
— Qu’adviendra-t-il des canots, commandant ?
— Nous les laisserons cachés ici. Si nous emportons la batterie, il sera toujours temps de les récupérer.
Il regarda au loin.
— Sinon, ils resteront pourrir là, comme des monuments à notre mémoire !
Sans ajouter un mot, il commença à gravir la colline ; les éclaireurs de Quince s’enfoncèrent dans l’ombre, et les files de marins leur emboîtèrent le pas.
Bolitho se demandait quelle serait la première pensée des sentinelles ennemies lorsqu’elles verraient ces gaillards les charger. Déchaînés, en loques, couverts d’une croûte de boue, ils répandraient la terreur jusque dans les cœurs les mieux armés. Il avait fallu pas mal batailler pour contraindre les hommes à ne pas se laver une fois sortis de l’enfer du marécage. A l’inverse des fantassins, les marins essayaient toujours de rester propres, quelles que fussent la modicité de leur ration d’eau ou les rigueurs du climat.
Il jeta un regard sur sa gauche et vit la fine colonne humaine de Quince forçant vers le haut de la côte ; il distinguait à présent nettement leurs silhouettes, les fusils effilés et l’éclat mortel des baïonnettes fixées au canon. Quince se tourna vers lui et leva le bras, montrant bien qu’il n’oubliait pas l’approche fatidique de l’aube.
Un des éclaireurs dévala le coteau, son fusil haut brandi, sautant de rocher en rocher comme s’il eût fait cela toute sa vie.
— La voie est libre, commandant.
Il désigna du doigt le bord incurvé de la colline, où un premier rayon de soleil timide chassait les ombres et colorait les chaumes épars et le chaos des rochers.
Bolitho reconnut l’éclaireur : c’était le marin balafré dont le poignard lancé si bien à point lui avait sauvé la vie.
— Je vous dois une fière chandelle, lui dit-il.
Il fit un signe à Lang qui se lança aussitôt, à la tête de son groupe, vers la droite de la colline.
— Dites aux hommes d’attendre ici, ordonna-t-il à Allday. Je vais jeter un coup d’œil en haut.
Accompagné de l’éclaireur, il escalada les derniers yards de la côte puis s’allongea à terre, cherchant à tâtons sa petite longue-vue, tandis que la baie, d’une beauté à couper le souffle, se découvrait à sa vue. Loin sur sa droite, se dressait la colline haute et pointue que Pascœ avait vue du marais ; son sommet et ses flancs brillaient dans la pâle lumière comme une tête de flèche polie. La ville à ses pieds reposait toujours dans l’ombre, mais Bolitho pointait déjà sa lunette sur la haute mer et sur les navires, toujours au mouillage à l’entrée de la baie.
Le marin leva le bras :
— Les canons sont là, commandant !
Bolitho posa sa longue-vue sur un rocher. Les lourdes pièces, sept en tout, se trouvaient tout près du bord de la falaise. Leurs gueules se découpaient loin en contrebas, contre le moutonnement laiteux de la mer. L’endroit offrait la configuration d’un col : là où l’autre colline bossue formait promontoire, il distinguait une ligne de tentes pâles et une sentinelle solitaire qui faisait lentement les cent pas. Le sentier qui suivait le flanc de la colline vers la ville était invisible, mais Bolitho devina que la sentinelle était bien en vue du groupe d’en face.
Des pierres roulèrent avec fracas et l’aspirant Carlyon se hissa près de lui.
— Compliments de la part de M. Lang, commandant. Les hommes sont en position au-dessus de la route.
Il porta un regard inquiet sur les canons et frissonna :
— Il n’y a qu’un garde de ce côté-ci, commandant.
Bolitho braqua sa longue-vue sur la sentinelle, au-delà de la ligne des tentes. Il fallait agir vite. Qu’est-ce qui retenait Quince, au nom du ciel ?
Il cligna des yeux et régla sa lunette. L’espace d’un instant, il avait cru que son œil lui jouait un tour. Pendant une seconde, la sentinelle flâna le long du bord de la falaise, les mains fourrées au fond des poches, le menton sur la poitrine. Sans doute se demandait-elle ce que cette journée pourrait bien lui apporter. Puis, plus rien, comme si elle avait été escamotée de l’autre côté du promontoire. Bolitho attendit encore quelques secondes et vit alors quelque chose de blanc émerger d’un banc d’ajoncs rampants. C’était le signal. La malchanceuse sentinelle n’aurait plus jamais à penser à cette journée, ni à aucune autre.
— Allez dire à M. Lang que nous sommes prêts à attaquer, ordonna Bolitho.
L’aspirant sursauta puis dévala la colline à toutes jambes. Bolitho se retourna et fit signe à Allday.
— Suivez-moi, les gars. Pas un bruit et ne tirez que sur mon ordre !
Puis, comme le soleil émergeait au-dessus des collines lointaines, il dévala la pente en direction de la batterie, l’épée à la main, les yeux rivés sur les tentes silencieuses. La partie abritée de la colline était plus escarpée qu’il ne l’avait imaginé et, comme il prenait de la vitesse, il eut l’impression qu’il allait tomber la tête la première. Derrière lui, le bruit s’enflait, l’angoisse et la tension laissaient place à une excitation que même des menaces n’auraient pu contenir ; du coin de l’œil, il vit un marin qui le dépassait déjà. Le gaillard chargeait en tête de ses compagnons, sa baïonnette levée comme une pique.
Quelque part dans le lointain un coup fut tiré, bruit étouffé par le martèlement de la course et le halètement des hommes. Alors que Bolitho sautait de roc en roc, un homme émergea de l’une des tentes et se figea, comme pétrifié. Puis, se retournant brusquement et déchirant un pan de la tente, il hurla :
— Aux armes ! Aux armes !
Des silhouettes affolées sortaient en trébuchant des autres tentes. Certains étaient en armes, mais la plupart, les mains nues, prenaient la fuite en courant, ne comprenant sans doute pas ce qui se passait.
D’autres coups de feu claquèrent dans l’air vif et plusieurs Français tombèrent près des tentes. Au moment où la colonne des marins dépenaillés de Quince prenait position sur l’épaulement, quelqu’un, sans doute un officier, fit feu et conduisit ses hommes affolés vers les canons. C’est alors seulement que les artilleurs réveillés virent le groupe de Bolitho charger dans leur direction.
Çà et là éclataient des coups de mousquets, et Bolitho sentit une balle le frôler. Mais la résistance était déjà défaite avant même d’avoir pu s’organiser. Alors que les soldats l’un après l’autre jetaient leurs armes, Bolitho entendit la voix de Quince dominer cris et plaintes :
— Cessez le feu, par le diable, faites grâce !
Un marin, genou à terre, ajustait son mousquet sur un soldat français qui, levant les mains en signe de reddition, se tenait à moins de deux pas, fixant l’arme comme un lapin terrifié. Du plat de son épée, Bolitho assena un coup sur le bras du marin qui, incrédule et hébété, lâcha son fusil.
— Gardez vos forces ! ordonna-t-il.
Et, tandis que le matelot, trébuchant, rejoignait les autres, il s’avança vers l’officier français qui, seul, dos à la mer, le défi dans le regard, brandissait son épée d’une main ferme.
— Lâchez cette arme !
Bolitho vit l’hésitation sur le visage de l’homme se changer en une furie soudaine lorsque, avec un cri, il s’élança en avant ; sa lame étincelait dans la lumière comme de l’or poli. Le cliquetis soudain du métal contre le métal résonna comme un signal d’arrêt. Même les marins victorieux baissèrent leurs armes, comme stupéfaits par la bravoure désespérée de l’assaillant solitaire.
Bolitho sentait la respiration de l’officier sur son visage. Garde contre garde, les épées bloquées, ils titubèrent vers l’un des gros canons. Soulevant autour d’eux un nuage de poussière, ils s’efforçaient de prendre l’avantage et d’en tirer parti. Bolitho fit pivoter son épaule au-delà de la lame et poussa de toutes ses forces. Il vit son adversaire chanceler et brandir son épée pour protéger son cou. Entre ses dents, Bolitho grinça :
— Rends-toi, imbécile, allons !
Mais le Français n’en sembla que plus enflammé et, d’un bond, il riposta. Bolitho esquiva, fit une pause, et, alors que son adversaire vacillait contre la roue massive du canon, il allongea une botte vers le bas ; il sentit sa lame heurter une côte, puis, d’une dernière poussée, il lui arracha son dernier soupir, un râle atroce.
Pendant quelques instants, Bolitho contempla le corps inerte, recroquevillé contre la roue.
— L’imbécile !
Il regarda son épée, rouge dans la lumière du soleil.
— Le brave imbécile !
Allday s’approcha, son lourd sabre d’abordage se balançant dans sa main comme un jouet.
— Bravo, commandant !
Il poussa le cadavre loin du canon, puis le roula jusqu’au bord de la falaise.
— Un de moins à nous créer des ennuis.
Bolitho leva son épée à hauteur des yeux, s’étonnant que sa main fût si ferme alors que chaque fibre de son corps semblait trembler de manière incontrôlable.
— J’espère que je mourrai aussi courageusement que celui-là, quand le temps sera venu, dit-il gravement.
Hors d’haleine, Quince toisa les prisonniers et dit en souriant :
— Pas un homme de perdu, commandant. Il n’y a que vingt prisonniers, il ne sera pas trop difficile de les surveiller.
Il regarda Bolitho d’un air inquiet :
— Tout va bien, commandant ?
Bolitho le fixa intensément.
— Oui, merci, dit-il en rengainant son épée. Mais maintenant que nous avons pris les canons, j’ai d’autres idées à leur sujet.
Quince passa sa langue sur ses lèvres, tandis qu’un clairon sonnait à bord des bâtiments au mouillage.
— Nous n’avons pas beaucoup de temps, commandant. Les Grenouilles doivent être en train d’envoyer des canots à terre avec plus d’hommes que nous n’en pourrons combattre.
Bolitho ne l’écoutait pas.
— Que disiez-vous, monsieur Quince ?
— Moi, commandant ?
— Vous avez fait la remarque que notre escadre aurait fort à faire, même libérée de la menace de la batterie.
Quince haussa les épaules :
— Eh bien, commandant, si j’ai vraiment dit cela, je suis désolé de vous avoir donné une raison de douter. (Il secoua la tête avec admiration.) Vu la façon dont vous nous avez menés et dont vous avez pris ces satanés canons, on pourrait bien en rester là !
Bolitho s’avança jusqu’au rebord de la falaise.
— Ça ne suffit pas. L’Abdiel a été touché et a pris feu quelques minutes après le début de la première attaque.
Il montra du doigt un terrassement sommaire près des tentes.
— Ils utilisaient des boulets chauffés au rouge grâce à ce four rudimentaire ; c’est pourquoi le feu a pris si rapidement.
Quince acquiesça de la tête d’un air lugubre.
— Je sais, commandant. Quel dommage que les charbons soient froids ! Nous aurions pu mettre le feu à l’un d’entre eux, voire à deux pour faire bonne mesure, avant de quitter cet endroit.
Bolitho contemplait les bateaux. Ses traits trahissaient une profonde concentration.
— Mais si vous étiez un commandant français, là, en bas, vous vous attendriez à une telle attaque.
Il hocha la tête avec conviction.
— Allez trouver M. Fox et dites-lui de parer les pièces à tirer ! ajouta-t-il alors qu’Allday faisait mine de partir en toute hâte. Mettez le feu à une de ces tentes, puis éteignez les flammes avec de l’eau, monsieur Quince. Avec de la chance, les Français croiront que nous chauffons les boulets, vu ? Cela devrait suffire pour le moment.
— Des chaloupes débordent de deux des vaisseaux français, commandant ! cria Shambler.
Les navires garderaient ce qu’il fallait d’hommes à bord tant qu’ils resteraient au mouillage et plus encore pour armer les canons quand Pelham-Martin arriverait, songeait-il. Il serra les mains dans son dos. Pourvu que Pelham-Martin arrive !
— Envoyez un homme au sommet de la colline guetter nos navires.
— A vos ordres, commandant, répondit Shambler.
Le second maître canonnier se présenta. C’était un petit homme nerveux, non sans ressemblance avec l’animal dont il portait le nom.
— Maintenant, monsieur Fox !
Bolitho plissa les yeux ; les chaloupes prenaient de l’erre et se rapprochaient du rivage.
— Allez armer ces canons et ajustez le deuxième bâtiment de la ligne.
Fox se passa la main sur le front et dit d’un ton bourru :
— Je peux faire chauffer le four aussi, commandant. Donnez-moi une demi-heure.
Il gloussait, laissant entrevoir ses dents.
— Mon père était forgeron, commandant, je sais comment m’y prendre pour faire repartir ces braises.
Bolitho sentit l’excitation monter en lui. Pelham-Martin ou pas, tout n’aurait pas été mené en vain s’il parvenait à se débrouiller.
— Dites à M. Lang de tenir la route ! cria-t-il. Avec la falaise d’un côté et ses hommes de l’autre, cela ne devrait pas être trop difficile !
Il marcha lentement le long de la crête, se forçant à ralentir le pas, les yeux fixés sur les chaloupes qui nageaient, loin en contrebas, frêles et anonymes.
— Parés, commandant ! s’exclama Fox.
Il était accroupi derrière le canon le plus proche. Ses traits grimaçants exprimaient une concentration toute professionnelle.
— Feu pour un coup à la portée ! ordonna Bolitho.
Fox fit un bond de côté et posa sa mèche au-dessus de la culasse. Le grondement éclata entre les collines jumelles ; plus bas, des centaines d’oiseaux s’envolèrent des falaises en criant tel un chœur courroucé, et se mirent à tournoyer autour des marins aux aguets.
— Trop court !
Fox arborait un sourire joyeux. Par rapport à la plate-forme oscillante d’un pont de bateau, c’était un jeu d’enfant pour lui que d’ajuster à si bon poste. Il braillait déjà à nouveau contre ses hommes.
— Andspikes, là ! Plus à droite !
Il se démenait derrière la culasse pendant que les autres écouvillonnaient et rechargeaient.
— Comme ça, ça devrait aller !
Il attendait avec une impatience évidente que l’énorme boulet soit introduit.
— Maintenant, relevez la vieille dame !
Il fit un geste de la main devant la figure ruisselante d’un marin posté près de la pièce.
— Doucement les gars, doucement !
La mèche s’abaissa et, dans un grondement, le canon fut projeté en arrière contre la roche dure. La fumée commençait à former au-dessus de la colline un épais nuage brunâtre.
— Un peu long !
Fox se frotta les mains.
— Le prochain sera le bon !
Quince s’approcha de Bolitho. Les chaloupes, l’une après l’autre, parurent hésiter puis firent demi-tour en direction des navires.
— Ils ont dû repérer la fumée.
Il gloussa :
— Et maintenant, commandant ?
Bolitho imaginait sans peine la consternation qui régnait à bord des bâtiments au mouillage. Etre canonné de la sorte était déjà bien assez pénible, mais les tirs à boulets rouges qui se préparaient allaient forcer chaque commandant à agir rapidement pour se mettre hors de portée.
Fox se retourna.
— Feu !
Il courut au bord de la falaise, la main en visière pour observer l’impact du boulet. Une grande gerbe d’eau s’éleva le long de la hanche du deuxième bâtiment, et Bolitho devina qu’il avait dû être touché près de la ligne de flottaison.
Fox semblait avoir des trésors d’énergie à revendre.
— Relevez toutes les pièces !
Il courait d’un affût à l’autre, cherchant du regard le premier qui ferait coup au but à coup sûr.
— Feu !
La ligne de canons recula d’un bond à l’unisson. Autour du bateau visé, les gerbes d’eau montaient comme des fantômes enragés.
— Commandant, commandant !
Bolitho se retourna vers Pascœ haletant. Il avait manifestement couru tout le long du chemin depuis l’avant-poste de Lang, près de la route.
— Qu’y a-t-il, mon garçon ?
— M. Lang vous fait dire qu’il y a des soldats qui viennent de la ville par la route, commandant. Ils sont à environ deux milles, mais ils marchent vite.
Il scruta les bateaux comme s’il les voyait pour la première fois.
— Combien sont-ils, monsieur Pascœ ? grogna Quince.
Le mousse haussa les épaules.
— Plusieurs centaines, lieutenant.
Bolitho regarda Quince.
— Français ou espagnols, cela nous importe peu. Ils viennent nous déloger et M. Lang ne pourra pas faire grand-chose d’autre que de retarder l’attaque de quelques minutes. Il sortit sa montre. Où diable sont nos bateaux ?
— Avez-vous un message pour M. Lang, commandant ? s’enquit Pascœ.
Il se tourna vers Fox qui hurlait et gesticulait, comme fou :
— Deux coups au but, les gars ! Ça leur apprendra les bonnes manières !
— Dites-lui de me tenir informé, répondit calmement Bolitho.
Il suivit des yeux Pascœ qui repartait en courant vers la colline et ajouta à l’adresse de Quince :
— A moins que le commodore ne lance son attaque dans l’instant, je crains qu’il n’arrive trop tard.
D’un geste de la main, il attira son attention sur le premier bâtiment ancré dans la baie ; des hommes grimpaient déjà dans la mâture et sur les vergues.
— Celui-là a perdu patience. Le commodore arrivera pour nous trouver morts, et les navires ennemis seront déjà au large, avec une heure ou deux d’avance !
Quince hocha la tête d’un air maussade.
— Peut-être a-t-il été retardé, commandant.
Bolitho regardait la fumée qui frangeait le rebord de la falaise. La brise était toujours bonne et régulière. Il n’y avait aucune raison pour que les bateaux ne fussent pas là comme promis.
— Continuez de tirer, dit-il sèchement. Et dites à M. Fox de se dépêcher avec son satané four.
Puis il se dirigea d’un pas rapide vers la rangée des tentes, le visage fermé, anxieux.